J’ai lu il y a longtemps le livre Les Possédés de Dostoïevski. C’était vraiment un livre très long et ennuyeux et pourtant je n’avais pas pu m’empêcher d’aller au bout. Il m’est toujours resté dans un coin de la tête comme une énigme. Je sentais bien qu’il y avait quelque chose mais je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus. Avec l’âge j’ai fini par comprendre. Chaque personnage est possédé par quelque chose, certes. Mais le plus intéressant est le personnage de Piotr Verkhovensky.
C’est un révolutionnaire dans la Russie du XIXe siècle. Mais au fond, on comprend bien que ce n’est pas le socialisme qui l’anime. C’est un nihiliste. Ce qui l’anime, c’est l’exaltation que lui procure l’idéologie. L’idéologie est un masque et plus le récit avance, plus Piotr avance sur le chemin du crime, plus on voit l’idéologie s’en aller pour voir la pure et simple exaltation s’exprimer. Le fait de tuer un homme pour souder sa communauté idéologique l’exalte. Tout comme Raskolnikov dans Crime et Châtiment, qui va chercher dans le crime l’exaltation de son idéologie. Il tue une usurière et sa sœur à la hache. Pour rendre la justice sociale? Non. Pour voir s’il est un grand homme comme Napoléon. Il est à la recherche de l’exaltation. Sauf que chez ce dernier, cette exaltation finit par être vaincue par la culpabilité.
Et c’est aussi ce qui se passe dans la chambre 101 du roman 1984 de Georges Orwell. Winston s’attend à trouver du sens face à O’Brien. A trouver des réponses. Il devait ne plus exister d’ombre lorsque cette rencontre aurait lieu, selon les mots d’O’Brien lui même. Et que se passe t-il? O’Brien lui révèle effectivement la vérité sur le régime de Big Brother. L’exaltation. Il n’y a aucun but, sinon celui d’écraser l’individu. Il n’y a même pas de dirigeant. Il n’y a que l’exaltation du pouvoir pour le pouvoir. La démonstration permanente de la destruction de l’individu. O’Brien est exalté. Il ne défend pas vraiment une idéologie. Il aime Big Brother parce qu’il écrase les individus.
L’idéologie possède les gens. Et c’est dans la nature d’une idéologie de vouloir régner en maitre. Pour cela elle doit montrer qu’elle a tous les pouvoirs sur les corps. Ce ne sont pas les dogmes qui importent, mais l’exaltation. Plus une idéologie domine, plus les dogmes s’effacent, et plus il ne reste que ce désir incompréhensible et exalté de détruire. Les corps, les traditions, les identités, la raison, les biens. Parce qu’une idée n’accepte jamais de n’être qu’une idée. Elle doit être tout.
À vrai dire, je ne pouvais pas comprendre totalement un tel livre à l’époque. Car j’étais en train de ressentir ce même sentiment d’exaltation. Quand j’étais plus jeune, j’étais vraiment de gauche. Mais au fur et à mesure de lectures, longuement digérées, j’ai commencé à pouvoir mettre le doigt sur les émotions que je pouvais ressentir. Et comprendre les mises en garde. Un jour, je me suis rendu compte que je pouvais éprouver de la haine pour les Français juste parce qu’ils n’adhéraient pas à ma vision idéologique tordue. Même pour des victimes. Ce n’était même pas le fruit d’une pensée. La simple contradiction de ce que je pouvais penser me mettait en colère, parce que je sentais qu’émotionnellement, cela remettait en question l’exaltation dont j’avais besoin. Pourquoi, par exemple, les gens de gauche aiment Nietzsche, alors qu’il prône une philosophie radicalement opposée au socialisme? Parce qu’il est le philosophe exalté par excellence. Le fond importe moins que la forme. Il prône le tabula rasa au nom de dogmes très abstraits, et on a envie d’y adhérer, car ça importe peu que ce soit très abstrait.
Une œuvre pourtant très hermétique comme Les Possédés m’a touché, parce qu’elle m’a parlé non pas de la politique, mais des émotions que je pouvais ressentir. C’est pour cela que l’identité biologique m’importe énormément. Car c’est le seul réel frein à l’idéologie. Elle impose un corps immuable, qui ne peut être détruit. C’est pour cela aussi que je suis très attaché aux libertés et à l’individualité. C’est pour cela que j’ai adhéré assez vite à l’anti-remplacisme. Le remplacisme était pour moi l’expression de cette volonté de détruire les choses pour que l’idéologie domine. Et puis j’ai fini par changer émotionnellement. Mon exaltation passée, ma colère, est devenue un amour simple pour les peuples européens. Je voulais construire quelque chose avec eux. Pas détruire.
Entrepreneur, ingénieur spécialisé dans les technologies d’Intelligence Artificielle.